Les Alsaciens face à 14-18 : leur combat

En 1914, lorsque la Première Guerre mondiale éclate, l’Alsace n’est pas française mais allemande depuis le traité de Francfort de 1871. Cette situation place les Alsaciens dans une position unique et déchirante : enrôlés dans l’armée allemande, ils combattent souvent contre leurs anciens compatriotes français. Entre loyautés partagées, surveillance étroite et pressions identitaires, le sort des Alsaciens pendant la Première Guerre mondiale révèle une réalité bien plus complexe qu’un simple affrontement entre deux camps.

Comment une population tiraillée entre deux nations a-t-elle vécu ce conflit total ? Quelles ont été les conditions de vie des soldats alsaciens envoyés sur le front pour défendre un empire parfois mal accepté ? Et comment les civils, restés en Alsace, ont-ils traversé ces années d’incertitude, de privations et d’espoirs contradictoires ? À travers leur expérience singulière, c’est toute la question de l’identité, de l’appartenance et de la résilience d’un peuple frontalier qui se dessine, au cœur de l’une des pages les plus sombres de l’histoire européenne.

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L’Alsace en 1914 : une région entre deux nations

À l’été 1914, l’Alsace est allemande depuis plus de quarante ans, mais son cœur balance encore entre deux patries. Annexée par l’Empire allemand après la défaite française de 1871, la région vit dans une tension identitaire permanente. À Strasbourg, Mulhouse ou Colmar, on parle allemand dans les écoles et les administrations, mais dans les foyers, l’alsacien et le français résistent. Cette dualité culturelle façonne une population tiraillée entre attachement à la France et intégration à l’Allemagne.

Pour Berlin, l’Alsace-Moselle est une vitrine de germanisation réussie. Pourtant, malgré les efforts pour ancrer la région dans l’Empire, une méfiance persiste à l'égard de ses habitants, perçus comme des "Reichslandbewohner" — des citoyens de seconde zone. De leur côté, les Alsaciens vivent une forme de résignation, parfois teintée d’espoir, parfois de frustration. Ils sont Français dans l’âme pour certains, Allemands par obligation pour d'autres, et souvent simplement... alsaciens.

L’arrivée de la guerre exacerbe ces tensions. Lorsque les cloches sonnent la mobilisation générale, c’est sous le drapeau noir-blanc-rouge de l’Empire que les jeunes Alsaciens sont appelés à combattre. Mais dans bien des foyers, c’est un sentiment d’injustice qui domine. Comment se battre pour un pays qui ne vous considère pas tout à fait comme l’un des siens ?

Dans les premières semaines du conflit, des familles fuient vers la France, d'autres se replient sur elles-mêmes, redoutant les représailles ou les soupçons. L’Alsace devient alors un terrain d’affrontement militaire... mais aussi identitaire. Frontalière, stratégique, déchirée, elle incarne à elle seule les contradictions d’une Europe en guerre.

Combattre pour l’Empire allemand : les Alsaciens sur le front

En 1914, les Alsaciens ne choisissent pas leur camp : intégrée à l’Empire allemand depuis 1871, l’Alsace voit ses fils mobilisés sous l’uniforme prussien. Près de 380 000 hommes des territoires annexés sont enrôlés dans l’armée allemande, souvent affectés aux unités de l’est du front, loin de la France, pour éviter toute défection.

Pour ces soldats, le combat est chargé d’ambiguïté. Nombre d’entre eux parlent encore français à la maison, gardent une mémoire vive de leur identité française et se retrouvent à devoir tirer sur d’anciens compatriotes. Ce déchirement intérieur se manifeste dans leurs lettres, leurs journaux et leurs silences. Certains cherchent même à déserter ou à se rendre aux troupes françaises, au péril de leur vie.

La guerre les entraîne jusqu’aux tranchées de l’Est, sur le front russe, dans les Carpates ou en Galicie. Beaucoup y laissent la vie, dans un anonymat douloureux. D’autres participent à des batailles emblématiques, comme celle de Morhange en Lorraine, où les forces allemandes repoussent avec efficacité l’offensive française d’août 1914. Ce succès militaire allemand se construit aussi sur le sang des Alsaciens, bien que leur loyauté reste souvent forcée.

Dans l’armée allemande, les Alsaciens sont parfois perçus avec méfiance, traités comme des citoyens de seconde zone. Ils se battent, mais ne sont jamais vraiment considérés comme des “vrais Allemands”. Cette double exclusion – vis-à-vis de la France comme de l’Allemagne – renforce leur sentiment d’être pris entre deux mondes, sans y appartenir pleinement.

Pour beaucoup, le retour au pays se fait dans le silence, les cicatrices enfouies. Mais la mémoire collective, elle, porte encore le fardeau de cette guerre sans choix.

Crises, fractures et espoirs : la population alsacienne face à la guerre et à l’après-guerre

Au fil des années de guerre, l’Alsace vit une déchirure intérieure profonde. Tandis que des milliers d’hommes sont envoyés combattre sous l’uniforme allemand, souvent sans enthousiasme, les familles restées à l’arrière affrontent rationnements, pénuries et surveillance constante. L’identité alsacienne, déjà complexe, se fragilise entre loyauté imposée à l’Empire allemand et attachement persistant à la culture française.

À partir de 1917, les conditions de vie deviennent intenables. Le pain manque, le charbon se fait rare, et les rues de Strasbourg ou Colmar résonnent de bruits sourds de révolte. Des femmes manifestent contre la faim, des grèves éclatent dans les usines. Le sentiment de lassitude se transforme en colère. L’automne 1918 est une époque de bascule : l’écho de la révolution allemande atteint l’Alsace, et dans les jours qui précèdent l’armistice, les symboles impériaux tombent tandis que des conseils ouvriers prennent le contrôle de certaines villes.

Mais l’espoir renaît aussi. Lorsque la France réannexe l’Alsace en novembre 1918, une partie de la population célèbre ce retour tant attendu. Pourtant, l’après-guerre n’efface pas les blessures. Les anciens soldats alsaciens de l’armée allemande sont regardés avec méfiance, parfois rejetés. La langue, l’école, l’administration : tout se francise brutalement, sans toujours tenir compte des spécificités locales. Une nouvelle fracture se dessine alors, entre ceux qui rêvaient de la France et ceux qui se sentent à présent déplacés dans leur propre pays.

Dans les récits intimes, comme ceux d’Achille Walch, adolescent durant la guerre, on entend autant la peur que l’espoir. L’histoire des Alsaciens pendant la Première Guerre mondiale, c’est celle d’une population ballottée entre deux mondes, contrainte de survivre, de choisir parfois, mais surtout de tenir, malgré les vents contraires de l’Histoire.

À travers les tumultes de la Première Guerre mondiale, les Alsaciens ont vécu une expérience unique, tiraillés entre deux identités nationales et contraints de combattre pour un empire auquel tous n’adhéraient pas. Loin d’être de simples spectateurs ou des figures secondaires, ils furent des acteurs à part entière de cette période, marqués par le conflit autant sur le front que dans leur quotidien. Leur histoire révèle une complexité humaine et politique souvent méconnue, faite de loyautés partagées, de douleurs silencieuses et de résilience.

Comprendre le destin des Alsaciens pendant la Première Guerre mondiale, c’est saisir la singularité d’une région frontalière confrontée aux fractures de l’Europe. C’est aussi reconnaître leur rôle dans une mémoire collective encore en construction, où la guerre a laissé des cicatrices profondes, mais aussi des traces d’espoir et de réconciliation. En retraçant leur parcours, on redonne voix à une génération prise dans les filets de l’Histoire, entre obéissance militaire et attachement à une terre tiraillée.